Humeurs


L'histoire de l'art revisitée.

L’être humain a rapidement ressenti le besoin de fixer sur les murs ou dans la pierre les choses essentielles de sa pensée, par la sculpture, la peinture ou l’écriture. Ainsi a-t-il pu donner formes à ses croyances et pérenniser ses épopées, magnifiées par les mains habiles des artistes. L’art a gravé dans le temps et dans l’espace la mémoire des hommes. La représentation artistique a su, mieux que les mots, imposer une idée, marquer une civilisation, transmettre des messages aux peuples et à l’histoire. L’art, en tant que code inscrit, jalonne l’évolution des idées dans un langage qui se voudrait universel par delà le temps. Cependant si la forme nous interpelle, le fond nous échappe parfois. Le message est tronqué ; de ces deux composantes de l’art, l’une nous fait défaut ; nous sommes réduits à des suppositions. Le sens étant perdu, seule l’esthétique nous transmet ses signaux. Car dès le début de son existence la forme était au service de l’idée : narrative, magique ou religieuse, en prenant valeur de symbole, de reconnaissance aussi, chaque civilisation développant son identité à travers un style.
Le statut des « artistes » chargés de faire perdurer les concepts a eu différentes fortunes selon l’organisation des sociétés dans lesquelles il vécurent et les maîtres qu’ils eurent à servir ; chaque époque ayant sa propre définition de l’art. L’homme du Moyen-âge ressentait-il la représentation iconographique de la même manière que l’homme de la Renaissance ? Certainement pas ! D’artisan, le peintre, le sculpteur, est devenu artiste. Et cet état s’est modifié tout au long des siècles.
D’ailleurs doit-on parler d’artistes ou d’expression artistique ? Car qu’y a-t-il de commun entre Phidias, artiste officiel de Périclès et un peintre byzantin (l’un imposant un style, l’autre au service d’une théogonie ordonnant ses codes), si ce n’est transmettre des messages directs par une illustration visuelle, combler une nécessité esthétique et exister en utilisant son savoir-faire?
Le fond, la forme et l’accomplissement au sein du groupe : tels sont les fondements du geste artistique. Bien qu’intimement liés, ces trois éléments furent inégalement répartis selon l’époque, la région, l’œuvre ou l’artiste.
Dans le but d’être reconnu immédiatement, certains mettent leur talent au service du pouvoir en place ; le sujet doit donc directement ou non exalter les qualités dont se prévalent les commanditaires de l’œuvre. La primauté des goûts de la clientèle riche et peu encline  à réformer quoi que ce soit a développé deux esprits artistiques : l’un soumis à l’état d’esprit des puissants, l’autre révolté, frondeur. Mais princes ou rejetés, selon les circonstances ces deux catégories d’artistes ont généré des génies, car il y a du génie à plaire sans se trahir et du génie à se battre contre tous et contre soi-même sans se décourager et en dépit des doutes engendrés par une telle situation.
Rembrandt - 1669
Souvent la forme, c’est à dire la manière d’exécuter l’œuvre, vient au secours du fond, comme un message subliminal. Le dessin, bien sûr, est essentiel pour mettre en scène un événement, mais aussi les couleurs utilisée prennent leur importance ainsi que l’usage de l’ombre et de la lumière (Léonard, le Caravage, Rembrandt, La Tour…). Les exemples sont multiples de ces tableaux utilisant le clair obscur qui vous attirent par le mystère qui s’en dégage, qui semblent nous entraîner à l’affût de l’âme universelle, nous questionner sur notre essence.


Cimabue - 1280
La forme a évolué en même temps qu’une volonté d’individualisation de la part des artistes. Du 6ème au 13ème siècle s’est développé l’art byzantin qui a maintenu les artistes dans une certaine unité de manière afin d’affirmer l’ordre des choses, lorsque Cimabué, Duccio ou Giotto ont fait entrer les sentiments humains dans l’art en individualisant leurs personnages, ils proclamèrent en même temps leur différence. En inventant de nouvelles formes, ils faisaient naître de nouveaux sujets qui prenaient en compte la condition humaine. Cette condition fut dépeinte parfois avec tant de talent et de réalisme que certaines sociétés ont préféré l’éluder, par peur, par malaise, lorsque le climat social fut trop pesant ou le système politique trop contraignant, en imposant le choix des sujets. Toutefois malgré les contraintes du temps, certains artistes par volonté d’individualisme firent apparaître leur sensibilité à travers des sujets légers et divertissants ; comment ne peut-on voir à travers la présence presque magique des objets de Chardin toute la solennité et le mystère des êtres qui les utilisent quotidiennement et dans les gentilles scènes de Watteau un défi à la mort par quelques révérences et un ultime sourire à la vie ?
Cabanel - 1863
Chardin - 1733
La dernière époque historique ou l’art fut ainsi maintenu dans un carcan a été l’académisme du 19ème siècle. L’artiste devait travailler, encore travailler pour apprendre son métier et développait dans son œuvre des idées propres à satisfaire  l’esprit bourgeois triomphant de l’époque, le sujet étant prétexte à la réalisation et prêtant le moins possible à controverse, tout ce qui faisait allusion à la vie quotidienne passait pour vulgaire, indigne d’une représentation iconographique. La technique était un pré requis et le sujet devait être empreint de cette sorte noblesse pouvant parfois tomber dans la mièvrerie par trop d’emphase. C’est contre cet état d’esprit que se sont insurgés ces peintres qui se sont regroupés sous le terme d’ »impressionnistes ». Fustigeant la technique, prônant une plus grande liberté de forme et utilisant pour thèmes la vie quotidienne ce qui passait pour une provocation aux yeux des académistes qui ne voyaient là qu’un étalage trivial de la trop banale et commune réalité. L’esprit de contestation soufflait parmi les opprimés, germe de la lutte politique entre la classe dominante et une classe ouvrière naissante se structurant peu à peu (Zola était l’ami des impressionnistes). Le monde changeait, l’art aussi.  Cette période d’inhibitions, par réaction, a fortement comprimé le ressort qui fit émerger tout l’art du 20ème siècle, mais a discrédité tout ce qui pouvait faire référence aux techniques traditionnelles reléguées au rang d’entrave a la création, d’autant plus que le métier était placé en exergue par les traditionalistes du 19ème siècle que l’on nomme désormais par dérision les « pompiers » (par allusion à la forme pompeuse dans laquelle ils engluaient leurs sujets), dictateurs vaincus des arts et représentants de la moralité bourgeoise honnie, jugée contraignante, ridicule et désuète.
Une fois la contestation acceptée par la société tout était possible. Après avoir affirmé qu’il n’y avait pas qu’une seule façon de peindre, d’autres, comme Duchamp, ont montré qu’il n’y avait pas que la peinture pour s’exprimer. Au 20ème siècle l’artiste devient d’abord un propagateur d’idées ou un amuseur public : le concept précède la réalisation. De nouveaux langages plastiques furent alors créés, proposant des esthétiques nouvelles, repoussant les limites de l’inacceptable en introduisant les déchets, les déjections et le rien dans l’univers artistique. 

Kandinsky - 1912
Duchamp - 1917
Malévitch - 1915


Au tout début du 20ème siècle Kandinsky, Malévitch et Duchamp (entre autres) avaient en l’espace de quelques années pratiquement tout visité, tout dit. Quelques décennies plus tard, bien que l’establishment ait prôné l’avant-gardisme comme apanage du génie, nous n’avons progressé que dans le discours sur l’art, influencé par quelques pseudo intellectuels, il faut reconnaître que l’ignorance et l’inculture ont largement contribué à placer au pinacle certains plagiaires en panne d’imagination  et avides de reconnaissance. Mais l’art est multiforme, n’en déplaise à certains qui voient l’histoire de l’art comme une recherche linéaire aboutissant à leur unique conception. Pour ceux-là, le fond (sujet) est passé de mode, les artistes étant rarement des intellectuels, ils se limitent pour la plupart à dupliquer des critères esthétiques dans l’air du temps ou à répéter des idées émises parfois depuis une centaine d’années!…


 Alors que le monde de l’art semble se satisfaire du seul mouvement dit « contemporain », il prend parmi les artistes de multiples directions et personne ne peut prétendre prédire ce qu’il deviendra. En France, nous avons eu tord d’avoir créé un ministère de la culture qui a droit de regard sur la création artistique (ou pire désigne qui doit être regardé) car, a nouveau les artistes se trouvent confrontés à des choix politiques, à des phénomène d’influence et de passe-droits. Nous voici, marchant sur une ligne officielle alors qu’il se présente de toutes parts des milliers de chemins divergents, des voies inexplorées, des univers à inventer.

Il est un conte qui ressemble fort à une parabole et que j’aime à remémorer pour aider à comprendre certains comportements humains : « les habits neuf de l’empereur » d’Andersen :
C'est l'histoire d'un empereur dont le principal souci était sa garde-robe. Il eut tôt fait d’attirer les escrocs de tous poils pourvu qu’ils satisfassent à sa fantaisie vestimentaire. Deux coquins vinrent le trouver avec un argument imparable : ils affirmaient pouvoir tailler un habit dans un tissu que les sots ne parviendraient pas à voir, ainsi, l’empereur saurait immédiatement qui était stupide et qui était digne du poste qu’il occupait. Le souverain que l’ignorance inclinait à la naïveté, accepte de se faire habiller (ou plutôt déshabiller) par les soi-disant tisserands, puis demanda à son entourage ce qu’il pensait de sa tenue. Que dire à l’empereur ? Oser avouer qu’on ne voyait rien aurait été se condamner intellectuellement et socialement. Donc unanimement les courtisans puis toute la population proclamèrent que l’habit illusoire était magnifique. Tous admirèrent la beauté de l’étoffe, l’élégance de l’habit, tous, sauf un petit enfant à qui l’innocence interdisait toute malice. Alors  un murmure se fit entendre puis une clameur : l’empereur est nu !
Ce conte devrait être toujours présent à notre esprit avant de s’empresser de se rallier aux idées communes que l’on fait circuler pour mieux nous manipuler.
Bien sûr, la manipulation n’est pas toujours malveillante, elle fait juste partie de notre système de fonctionnement basé sur l’instinct grégaire, l’esprit d’imitation, le besoin d’appartenir à un groupe. Pour vivre confortablement, il vaut mieux avoir tort avec les autres que raison tout seul. Faire taire sa conscience est plus facile que de laisser parler son intelligence. Encore faut-il posséder l’une et l’autre. Et lorsque les deux ne nous manquent pas, rien ne nous permet de croire que nous sommes indépendants. Car ce que nous croyons être des pensées personnelles ne sont souvent que l’écho d’une éducation, d’une mode, d’un événement, d’une rumeur.
Ce phénomène est encore plus sensible en matière d’art. Lorsque ce qui devrait être une activité purement intellectuelle ou spirituelle  (l’univers des idées), ce qui rapproche le plus l’homme de Dieu, puisque aucun  besoin primaire n’est comblé en ce domaine, des nécessités économiques, des spéculations viennent s’y greffer.
Pour illustrer mon propos  voici un article  qui m’a été transmis  à travers plusieurs sources, écrit par le plus célèbre des artistes du XXème siècle : Pablo Picasso. Maître incontesté par l’ensemble des « connaisseurs » et des ignorants.

« Lorsque j’étais jeune, j’ai eu, comme tous les jeunes, la religion de l’art, du grand art, mais, avec les années, je me suis aperçu que l’art comme on le concevait jusqu’à la fin du XIXème siècle est désormais fini, moribond, condamné, et que la prétendue activité artistique, avec toute son abondance, n’est que manifestation multiforme de son agonie. Les hommes se détachent, se désintéressent de plus en plus de la peinture, de la sculpture, de la poésie ; malgré les apparences contraires, les hommes d’aujourd’hui ont mis leur cœur dans toutes autres choses : la machine, les découvertes scientifiques, la richesse, la domination des forces naturelles et des terres du monde.
Nous ne sentons plus l’art comme un besoin vital, comme une nécessité spirituelle, comme c’était le cas par les siècles passés. Beaucoup d’entre nous continuent à être des artistes et à s’occuper d’art pour une raison qui a peu de chose à voir avec l’art véritable, mais plutôt par esprit d’imitation, par nostalgie de la tradition, par force d’inertie, par amour de l’ostentation, du luxe, de la curiosité intellectuelle, par mode ou par calcul. Ils vivent encore par habitude et snobisme dans un récent passé, mais la grande majorité, dans tous les milieux, n’a plus une sincère passion pour l’art qu’elle considère tout au plus comme un divertissement, loisir et ornement.
Peu à peu les nouvelles générations, amoureuses de mécanique et de sport, plus sincères, plus cyniques et plus brutales, laisseront l’art dans les musées et bibliothèques, comme une incompréhensible et inutile relique du passé.
Du moment que l’art n’est plus l’aliment qui nourrit les meilleurs, l’artiste peut extérioriser son talent dans toutes les tentatives de nouvelles formules, dans tous les caprices de la fantaisie, dans tous les expédients du charlatanisme intellectuel.
Dans les arts, le peuple ne cherche ni consolation, ni exaltation. Mais les raffinés, les riches, les oisifs, les distillateurs de quintessence cherchent le nouveau, l’extraordinaire, l’original, l’extravagant, le scandaleux. Et moi, depuis le cubisme et au-delà, j’ai contenté ces messieurs et ces critiques avec toutes les multiples bizarreries qui me sont venues en tête, et moins ils les comprenaient, plus ils les admiraient. A force de m’amuser à tous ces jeux, à toutes ces fariboles, à tous ces casse-tête, rébus et arabesques, je suis devenu célèbre et très rapidement. Et la célébrité signifie pour un peintre : ventes, gains, fortune, richesse.
Aujourd’hui, comme vous le savez, je suis célèbre et très riche. Mais quand je suis seul avec moi-même, je n’ai pas le courage de me considérer comme un artiste dans le sens grand  et antique du mot. Ce furent de grands peintres que Giotto, Titien, Rembrandt et Goya. Je suis seulement un amuseur public qui a compris son temps.
C’est une amère confession que la mienne, plus douloureuse qu’elle ne peut sembler, mais elle a le mérite d’être sincère ».
(Publié dans le « Musée vivant » association populaire des amis des musées n°17-18 - 1er et 2ème trimestre 1963 - série B) 

Quel texte étonnant !
Faut-il y croire ?… Je vois mal cet homme sciant la branche sur laquelle il était si bien installé.
Peu importe, même s’il s’agit de désinformation, cette « confession » circule sous le manteau et érode l’édifice construit par ces messieurs les critiques artistiques et tous ces beaux penseurs de l’académie anti-académique, désacralisant le cher grand homme et peut-être libérant un peu d’oxygène pour ceux qui veulent « penser autrement ».
C’est la voix du petit enfant qui fait remarquer que l’empereur est nu.
L’anti-académisme qui s’est fait entendre à juste titre au moins depuis les impressionnistes au 19ème siècle, s’est développé, a gonflé, tout au long de feu le 20ème siècle, pour devenir la pensée unique (et inique). Encore en 1970 pour décrier un tableau j’entendais dire : « c’est pompier ! ». Les références ont vieilli… Les pensées aussi.
Peut-on dire que depuis qu’on a inventé l’ordinateur, les écrivains utilisant la machine à écrire sont dépassés et ceux qui écrivent au stylo ne méritent même pas d’exister ?
Petit enfant curieux qui démantibule son jouet pour découvrir les secrets qu’il renferme. Qu’a-t-il trouvé ? Rien que de décevant. Aucune révélation. A-t-il démonté un objet vide ? Non point. Le mystère résidait justement dans l’apparence de l’objet ; tel un miroir, il lui renvoyait le reflet de son propre mystère.
De même la collectivité artistique s’est livrée à des dissections, à l’anéantissement de l’objet afin d’atteindre la quintessence de l’art. Aujourd’hui il n’y a souvent plus rien à voir ; juste à écouter le verbiage abscons de quelques rhétoriqueurs malins, membres d’une caste d’initiés, ou aveugles parmi les aveugles criant au génie là où il n’y a que le vide, ou encore peuple d’imbéciles s’extasiant devant le néant pour paraître savant.

Dans ce contexte, où est l’Art ? Ce porteur de message, cristallisation des aspirations, des angoisses d’une époque, essence du plus pur génie d’une humanité sans cesse grandissante de connaissances, joyau de la pensée élevant les esprits et les âmes. Est-ce cette prostituée à paillette, fardée de manière grotesque par des amphitryons grossiers et cupides, offerte à des marchands sans états d’âme ? Nul doute que non ! Laissons passer cette parade de monstres que le néant ne tardera pas à engloutir. Chaque époque a connu ses parasites mais la postérité a une mémoire sélective, ne retenant que le bon grain qui lui sert à moudre son avenir, elle renvoie l’ivraie dans les brouillards de l’oubli.
La fonction artistique est multiple : esthétique, intellectuelle, sociale, mystique, politique, érotique… En déshabillant l’œuvre, il y a peu de chance que l’on trouve une mariée (même celle de Duchamp), mais juste un mannequin  artificiel sans âme. Car que reste-t-il de l’âme humaine lorsqu’un Manzoni met en conserve ses excréments qu’il étiquette en toute simplicité « merde d’artiste » ? Et, bien que l’art ne se doit pas d’être uniquement édifiant, qu’apprenons-nous sur nous-mêmes face à l’insipide ?... Notre incapacité à rêver, à créer ?…
Alors, jusqu’où peut-on aller trop loin ? Ce goût de la transgression à tout prix qui a connu en 1968 son paroxysme dans le mot d’ordre : « il est interdit d’interdire », a été récupéré et le slogan a fini par être érigé dans le petit monde artistique en loi dictatoriale aveugle.
Il s’agit d’un phénomène de masse, car relevant plus de l’imitation et de l’instinct que de la réflexion qui permet de faire croire qu’il suffit de se désinhiber pour devenir un artiste.  Mais l’art n’est pas une psychothérapie sauvage, sans savoir-faire cela n’est qu’un pathétique exhibitionnisme.   
Il est constructif de repousser ses propres limitations, de remettre ses acquis en question ; le scepticisme en tout est louable (et je le pratique volontiers) si on y apporte une réponse créative (bien que non définitive), mais lorsque face à l’énigme existentielle on tente de s’en tirer par une grossière bouffonnerie, le spectacle devient consternant.
Peut-on aujourd’hui définir l’art ?
Le terme d’art a été détourné afin de permettre des prises de pouvoir et de bénéfices substantiels au passage.
A titre d’illustration, puisque que tout est art, je peux décider que les bavardages de comptoir sont des poèmes en prose populaire, que des enfants piétinant les plates-bandes participent à une cérémonie d’aplanissement artistique de l’environnement, que les destructions en tous genres des biens collectifs sont l’expression des impulsions artistiques refoulées en milieu urbain défavorisé… Nous pouvons égrainer ainsi un chapelet de fariboles, ce serait drôle si dans certains milieux autorisés, on n’était tenté de croire ou de faire croire à toutes sortes d’inepties. Depuis des décennies, la frontière entre l’art et la farce est floue.  
Les esprits mercantiles, s’engouffrant dans cette brèche, ont transformé le message artistique en produit que l’on négocie, sur lequel on spécule. La valeur marchande a remplacé la valeur artistique. Car qui peut juger de cette dernière ? En France, quelques fonctionnaires nommés pour leur état d’esprit conforme à la volonté du « marché ». Les institutions du 19ème siècle ont prouvé qu’elles pouvaient se tromper sur ce point, Duchamp mettant un point d’orgue à la démolition systématique qui dura à peine quarante ans du pompeux édifice académique. Enfin une terre vierge, enfin nul interdit, enfin une feuille blanche sur laquelle les artistes allaient pouvoir s’exprimer librement, enfin la conquête de nouveaux espaces pour des esprits exaltés et curieux de tout. Mais sur ces terres sont venus s’installer des conquérants avides de pouvoir et d’argent.
Est-ce d’ailleurs encore de l’art si la chose n’est pas ludique ou conceptuel? Pourraient se demander certains suiveurs de modes. Car l’académisme contemporain a contraint l’«art» à n’être que «distrayant». Malgré la multiplicité des voies tracées par des artistes en quête de Vérité, la foule ne fait que suivre ce qui est en vogue. Le public n’a de considération que pour ce qui est à la mode. Et cela est décidé par une oligarchie peu curieuse, désignant les célébrités, les amuseurs d’un moment et jouant les découvreurs de nouveaux génies. L’utilisation d’objets industriels dans l’art bien que révolutionnaire en son temps en posant des questions sur la fonction de l’artiste et de l’objet d’art dans la société, en renouvelant les critères esthétiques et en créant la notion de concept,  a entraîné une dérive de la notion et du marché de l’art. Fréquemment, aujourd’hui, la chose artistique ou réputée comme tel n’est plus que prétexte à une transaction commerciale dont la valeur n’est fonction que d’une cote montée souvent par un jeu de dupes. Seule la crédulité permet ce genre de vente. Et qui pourrait s’insurger contre cela ? Tels les courtisans de l’Empereur du conte d’Anderson, personne, sous peine de passer pour un sot ou pour un ignorant (ou un réactionnaire), n’osera affirmer qu’il n’y a rien à voir et rien à vendre.

L’anti-institutionnel est devenu le credo des institutions. Si vous désirez vous faire remarquer dans cette grande farce qu’est devenue la  place artistique, qu’elle que soit la pantalonnade proposée, vous serez le bienvenu. Mais ne croyez surtout en rien, sauf à l’Argent, dieu de ces  nouveaux maîtres : les actionnaires. Les actionnaires, que nous sommes tous, plus ou moins, pour qui nous travaillons tous, plus ou moins, avec plus ou moins de conviction, mais broyeurs  d’idéaux, ravageurs de rêves, démolisseurs de génies, entité inhumaine, non pensante, suceuse de bénéfices. « Combien cela rapporte-t-il ? ». Tel est le leitmotiv de notre époque.
J’aime à croire qu’il reste en l’homme une étincelle de grandeur, et que de cette étincelle rejaillira le feu de l’humanisme.
L’homme doit vivre pour l’homme et non comme Arpagon pour sa cassette, pour ses bénéfices facilement gagnés. Une société qui vit dans la crainte d’un avenir sans royalties n’a pas d’avenir ; c’est une société sans force vitale, moribonde.
Après les expériences, les jeux intellectuels et les répétitions du 20ème siècle, il est utile de se regarder dans un miroir et de retrouver une authenticité : exercice difficile, car rares sont ceux qui acceptent de se prêter à une introspection, de se révéler à eux-mêmes : ici s’expose notre âme, pas la dernière trouvaille, le nouveau bricolage susceptible d’étonner, de surprendre, d’amuser les foules, ici s’affiche le mystère de l’homme avec ses peurs, ses doutes, ses révoltes,  ses contradictions, sa spiritualité, son mysticisme, son émerveillement… Il y a autant de façons de l’exprimer que de femmes et d’hommes ayant assez de courage pour se confronter à eux-mêmes, à leurs forces et à leurs faiblesses, assez fous pour oser, jour après jour, laisser émerger leurs rêves dans la matière pour  faire une œuvre de leur vie.
(Pour ma part j’ai choisi de jouer avec les techniques traditionnelles qui par expérience ne nuisent  pas au concept, bien au contraire, elles me permettent de ne pas être limité dans la réalisation de l’idée. Bien maîtrisées elles sont source de liberté. A travers le siècle dernier, quelques uns les ont évidemment appliquées avec succès, je pense à certains surréalistes, et en particulier à Dali,  qui ne se sont pas créés cette sorte d’interdits afin de nous faciliter l’accès à leur univers complexe.)


Notre ère de communication nous impose comment communiquer. Pour ne pas déranger, la chose artistique se doit de n’être qu’amusante ou tapageuse (être choquant pour ne pas choquer). C’est ainsi qu’il faut penser dans notre société que l’indifférence et les peurs protègent des empêcheurs de penser en rond. Une liberté sous conditions dans un monde qui canalise les opinions, voilà l’univers politiquement correct où nous vivons actuellement et qui rappelle étrangement la situation du 19ème siècle.

Mais rien ne doit nous faire baisser les bras, c’est notre devoir d’Humains. Peu importe les aberrations de la mode, regardons vers le futur avec en mémoire le chemin parcouru par tout ce qui a été accompli de grand par l’homme. L’art des musées n’est pas mort. C’est le vivier dans lequel nous allons puiser nos inspirations, ressourcer nos énergies.
Ne soyons pas aigris ou malheureux de nos échecs, car nous sommes vivants et c’est aujourd’hui et maintenant que nous accomplissons notre destin. L’avenir ne nous appartient pas, il est entre les mains des générations à venir.
N’oublions pas que l’histoire est toujours à refaire, les oubliés d’hier sont les héros de demain et les gloires passées peuvent à l’avenir tout aussi bien sombrer dans l'indifférence voire même le  mépris général.



Une pensée dissidente.

En lisant les articles de Christine Sourgins, historienne de l'art, j'ai eu l'impression que ce malaise ressenti depuis des décennies apparaissait au grand jour et trouvait une explication, un peu comme une maladie à laquelle on attribue enfin un nom et qui, de la sorte, pourrait être traitée. Dès 1990, lors de ma première exposition, lorsque, encore naïf et plein d'espoir, j'envoyai un carton d'invitation au Ministre de la Culture de l'époque et que deux barbouzes du Ministère de l'intérieur, gabardines réglementaires et carnets de notes en mains, se pointèrent pour mesurer la hauteur de ma dissidence, je compris vite que ma place n'était pas vraiment envisagée dans les salons de la République...
Nous vivons dans un pays où la liberté de pensée est respectée mais lorsque l'intelligentsia laisse entendre que certaines formes d'art n'ont plus cours, ceux qui ne suivent pas la ligne officielle s'excluent volontairement, s'obstiner devient ridicule ou suicidaire.
Les textes de Christine Sourgins font écho à ce que j'avais moi-même écrit il y a près de quinze ans afin d'exorciser ma sensation d'isolement, voilà pourquoi je lui adresse cette lettre ouverte :


Vide : rétrospective à Beaubourg (2009)
Je ne puis que me réjouir en lisant vos chroniques dénonçant les dérives de l’AC. Je suis moi-même artiste peintre figuratif autodidacte ce qui signifie de formation hors des voies officielles. Mais à 18 ans, en 1973, lorsque l’évidence de mon chemin à venir m’est apparue, trop rêveur, je n’avais nulle conscience qu’il existait un art honteux et un art obligé. Le monde artistique me semblait être une explosion d’expériences multiples et stimulantes où chacun s’exprimait librement, puisant et s’enrichissant des recherches et des découvertes de tous. Bref un monde sans interdit qui devint quelques années plus tard un monde sens interdit… Loin des écoles d’art donc des valeurs de jugement contemporaines, des guerres de paroisses, mon seul objectif était de pouvoir faire vivre le plus librement possible mon monde intérieur et je ne voyais pas d’autre moyen que d’acquérir une technique suffisante pour la faire oublier. Un combat quotidien cependant qu’exaltant contre ma maladresse et mon manque de repères. Lorsque enfin en 1990 après de nombreuses expositions collectives, j’osais prendre le chemin des galeries où je reçus pour certaines un bon accueil, pour d’autres il me fut opposé cet argument : « ici nous n’exposons que de la peinture contemporaine »…  J’appris alors que je n’étais pas contemporain à mon époque… Je dois avouer que cela me bouleversa car le monde venait de se scinder en deux : celui des artistes dans le coup et les « has been » dont de toute évidence je faisais partie… Une telle discrimination est quelque peu déstabilisante surtout lorsqu’on ne sort pas du moule officiel. Car ce qui est surprenant c’est que j’ai douté d’être un véritable artiste créateur sur le principe même de ce fameux avant-gardisme dont on m’avait rebattu les oreilles depuis des années. Car la force de l’AC à cette époque était d’avoir isolé les autres acteurs de l’art. Malgré la foi en mon travail, je me sentais souvent troublé par le ras de marée d’«œuvres» d’un art seul possible puisque « contemporain », c'est-à-dire appartenant au monde actuel et qui semblait enthousiasmer les foules modernes et à l’évidence posséder l’aval exclusif des autorités officielles.
Aujourd’hui, nous avons l’internet, cet outil qui permet de faire entendre d’autres vérités. Et effectivement comme dans le fameux conte d’Andersen, « les habits neufs de l’empereur », certaines voix nous affirment, à l’image du petit enfant, que l’empereur est nu. Ce qui n’est encore qu’un murmure prendra certainement de l’ampleur mais que pouvons nous attendre de cela ? Je vois mal le monde de la finance cesser d’accréditer cet  édifice qui même s’il s’avère n’avoir aucune fondation légitime n’en rapporte pas moins des royalties à tous les acteurs officiels de cette mascarade. Tous ces milliards de dollars engloutis pour acheter du concept vide feraient tache sur la toile blanche de l’AC.  Et par ailleurs il serait trop abusif de tout balayer d’un revers de manche sous prétexte que cela est cautionné par la finance et ses laquais. Comme il serait abusif d’imaginer que tous les artistes hors AC sont des génies méconnus. 

Duchamp : rady made (1913)
L’énorme problème provoqué par la géniale pirouette de Marcelle Duchamp est l’écroulement de la valeur esthétique et de l’acte artistique. Duchamp rompt avec l’objet d’art tout en faisant croire qu’il s’agit encore d’art tout comme Manzoni enferme ses excréments dans des boîtes de conserve pour les élever au rang d’objets artistiques… 
Manzoni : merda d'artista (1961)
Il est étonnant de constater que certains membres de l’intelligentsia se soient laissés tenter à tout avaler : l’urinoir et la merde. Et les autres ont suivi pour ne pas paraître stupides… La grande malice  est d’avoir enterré l’art sous une pierre tombale loufoque qui a pris le nom d’art comme on a nommé contemporain cette activité qui perdure depuis la roue de bicyclette imaginée par Duchamp en 1913. Il y a donc usurpation d’identité à nommer art contemporain des activités qui ne sont ni artistiques, ni contemporaines.

Paul McCarthy : mechanical pig (2005)
Toutefois la question reste posée : qu’est-ce qu’un acte artistique ? Quelle que soit la définition sur laquelle nous nous arrêtons, nous stigmatisons une partie des créateurs (c’est ce qui se passe actuellement) et si nous ne limitons pas la portée du mot nous dépassons de loin le sujet. Peut-être devons nous réinventer des catégories à l’art, cette activité qui n’a aucune nécessité dans notre survie animale mais qui fait tant pour la survie de l’humain en nous. L’AC deviendrait une sous-catégorie : « l’art du cochon » ou « l’art de rien », fils bâtard de l’Art, jouant son vrai rôle de bouffon auprès du monde artistique afin d’éviter les dérives pontifiantes et de toujours remettre en question le rôle des artistes qui se perdraient dans le ronron académique.
Pour ma part, je perçois l’artiste comme un provocateur d’émotions, un éveilleur qui rappelle à l’ordre les consciences assoupies. Par le simple acte de matérialiser sa pensée, il nous entraîne vers d’autres rives… Il nous amène à  voir autrement, au-delà de l’esprit conventionnel.
En dehors de tout clivage, de toute idéologie, de toute opinion il s’adresse à ce qu’il y a de plus précieux en nous : notre conscience d’être… il nous engage à effectuer cette rencontre avec nous-mêmes qui constitue de tout temps notre quête du Graal.
Il y a certes d’autres regards, celui de l’esthétique par exemple : être entouré de choses qui nous procurent du plaisir est important aussi… Les hommes ont des goûts si différents. Mais que l’on cesse de nous faire croire qu’il n’y a qu’une façon de penser surtout lorsqu’on nage dans le ridicule avec le plus grand sérieux, il n’y a rien de plus exaspérant !
Je ne suis pas un artiste amère car malgré les difficultés financières qui accompagnent souvent ma vie, j’ai exposé dans différentes grandes galeries parisiennes et suis actuellement présent à Avignon dans une galerie et à l’Opéra-Théâtre de la ville. Mon travail est souvent bien accueilli et j’ose espérer qu’il accompagne le renouveau d’un désir d’intelligence et d’humanisme.
Je mets en scène et en lumière cette humanité en quête d’elle-même qui n’a d’autre choix pour accomplir son destin que de se libérer de ses peurs et de ses désirs avec cet héroïsme dont chacun de nous fait preuve au quotidien, nous, êtres humains, si petits, qui nous mesurons à l’infini, conscients du mystère dont nous sommes issus et qui, pourtant, avançons courageusement sur ce parcours initiatique qu’est la vie dans la matière.

Blog de Christine Sourgins : http://sourgins.over-blog.com/

A voir également cette très intéressante interview de Marcel Duchamp en 1967 pour mieux comprendre ses intentions et sa pensée à propos de ses "ready made" :
http://www.youtube.com/watch?v=n8hxe6TQxds





Conte à rebours


Le 24 décembre 2011

Voici un petit conte que je me suis amusé à écrire pour illustrer mon propos. Bien sûr comme tout conte il reste quelque peu caricatural et sans nuance mais la période de noël est propice aux histoires, alors voilà...
Il y a très, très… très longtemps, période bénie où je vivais sur une colline, régnait un éternel été. J’avais l’habitude de contempler le coucher du soleil ; soir après soir je me sentais vivre en communion avec l’univers. Lorsque des conflits éclatèrent pour des raisons futiles avec mes congénères, de sombres pensées m’envahirent et les couchers de soleil semblèrent ternir à mes yeux. Assis sur ma colline et bien que la nature resplendissait avec toujours autant d’éclat, ma vision, elle, s’éteignait, lorsque arriva Arti au regard clair… Il observa longuement l’horizon comme je le faisais auparavant et me décrivit ce qu’il ressentait si bien que mes sombres pensées s’évaporèrent et que la joie me remplit à nouveau le cœur. Puis vint l’hiver avec son lot de difficultés à survivre. Nous étions tous regroupés dans notre caverne à broyer du noir sauf Arti qui lui ne faisait pas que broyer du noir mais de l’ocre, du rouge du bleu et du vert… Arti était absorbé dans une alchimie incompréhensible pour nous. Puis à notre grande surprise, il étala les couleurs ainsi préparées. Et ce qui nous semblait être une folie devint peu à peu un miracle : l’embrasement de nos couchers de soleil s’étalaient sur le mur de notre abri avec une telle force que chacun pouvait ressentir au fond de soi renaître les joies d’antan. Quelques millénaires plus tard nous vivions tous dans des boîtes posées les unes à côté des autres parfois même les unes sur les autres. L’union avec notre mère nature n’était qu’un lointain souvenir et seuls nous préoccupaient nos activités humaines pour la plupart purement artificielles. Notre plus grand ennemi était devenu l’ennui. Un ennui tel que nous avions besoin chaque jour de nouveautés, de choses rendues d’autant plus extravagantes que nous nous lassions de tout très rapidement ; il nous semblait nécessaire de nous étourdir d’innovations, de scandales, de gaver notre esprit d’un profusion de pensées. Le vieil Arti s’escrimait à étaler ses couleurs sur des morceaux de tissu mais tout cela ne nous amusait plus. D’autres avaient trouvé des jeux plus drôles : Marcel avait trouvé une vieille roue de bicyclette qu’il avait posé sur un tabouret en nous disant qu’il n’y avait rien de beau là-dedans mais que c’était bien que ce soit là où on ne s’y attendait pas. Certains trouvèrent l’idée très chouette, s’en amusèrent puis voyant que cela pouvait attirer l’attention sur eux l’imitèrent sans vraiment comprendre ce que cela pouvait signifier. Bien sûr pour faire face à notre ennui nous avions besoin de nouveaux étonnements, de nouveaux spectacles, du croustillant… Quelque chose dont nous pourrions parler, épiloguer pour enfin occuper notre pensée désœuvrée, si loin de nous-mêmes… Piero chia dans des boîtes, Yves exposa du vide… Alors là, oui, il n’y avait rien à voir mais on pouvait en dire des choses sur rien …. C’est même ce que nous savions faire de mieux. Surtout que pour ajouter à notre ébahissement quelques champions de la finance, par bravade ou par calcul, y ajoutèrent de l’intérêt en les étiquetant d’un prix outrancier. Puis vint le jour de la panne d’électricité. Le jour où tout s’arrêta pour une raison inconnue mais qui nous abasourdi tous, nous laissant dans l’effroi le plus profond ; plus de communication, plus d’échange, plus de chaleur, plus de civilisation… Dès cet instant nous oubliâmes toutes ces facéties exorbitantes. Chaque jour de survie nous rendait un peu plus vivant, un peu plus attentifs à notre nature profonde… Mon regard restreint s’ouvrit à nouveau sur les vastes horizons et je me surpris un soir à m’absorber dans la contemplation du plus pur des spectacles qui était offert à un regard d’homme : cette lente immersion du soleil vers les profondeurs de la mère terre dans la splendeur des flamboiements irisés du firmament.
A côté de moi se tenait l’ami Arti qui souriait…