Processus créatif


Je viens d’achever la dernière toile d’une série de trois projets élaborés il y a maintenant quatre mois. 
Je m’accorde quelques jours sans toucher un pinceau… Après avoir été immergé dans mon propre monde mental, je remonte doucement à la surface, goûtant à l’avance au plaisir de la page blanche… de la liberté totale d’imaginer d’autres horizons, de plonger encore dans ces univers magma de pensées interactives qui nous relient tout aussi secrètement qu’inextricablement.
En premier lieu, je laisse mes envies s’exprimer. Que me dit mon ressenti, mon intuition ? Quel paysage ai-je envie d’explorer ? Ai-je besoin de grands espaces, de vision intérieure ? L’ambiance extérieure me suggère des réponses… Je feuillette mes carnets de croquis à la recherche d’une esquisse oubliée que l’air du temps ainsi que mon cheminement mental et spirituel auraient rendue d’actualité.
Trouver une idée et une mise en page qui vaillent la peine d’aller jusqu’au bout coûte que coûte…Car si le travail de création est exaltant il est aussi long et parfois fastidieux ; il mène quelques fois jusqu’au découragement lorsque le résultat attendu semble nous échapper. C’est alors que les sempiternelles remises en question reviennent me tarauder. Ne suis-je qu’un créateur d’images ? Quelle est la fonction de l’artiste ? Qu’est-ce que l’art ?
C’est facile, après tant d’années de pratique, de produire des images « pour faire joli » mais trouver celle qui touche sans raison apparente, qui renvoie l’âme humaine à elle-même pour à nouveau la faire vibrer ne serait-ce qu’un instant, pour faire ressurgir en vous les interrogations essentielles, vous rappeler à la quête du Sens de la Vie… Du sens de nos vies.
Mais cela n’est pas nécessairement la fonction de l’artiste ; un philosophe, un homme de religion, un psychiatre, un archéologue, un physicien… et d’autres encore l’expriment et nous l’expliquent bien plus clairement que je ne puis le faire. L’art s’est depuis longtemps dégagé de l’entrave du sujet pour tenter d’émouvoir par d’autres artifices… Pour la énième fois je refais l’histoire de l’art. Ce mode d’expression en ce début de vingt et unième siècle a-t-il encore droit de cité ?...
Alors je repense à tous ces gens qui m’ont remercié d’avoir su les émouvoir et à ceux que la représentation figurative choquait encore par sa force de suggestion. Attirance et répulsion me prouvent qu’il est encore temps de livrer bataille dans ce sens, quelles que soient les modes, la peinture humaniste est bien vivante… Voilà ! Après avoir bien débattu avec moi-même, je pressens quelques formes dans ce brouillard créatif. Je griffonne quelques traits sur un papier, note quelques mises en page, revoie mes carnets… Une esquisse, puis une autre… Que faire ? J’ai envie d’approfondir celui-ci et puis celui-là…
Je progresse en zigzagant, passant d’un dessin à un gribouillis, d’un gribouillis à une ébauche. Je commence à entrevoir plusieurs compositions. Pour limiter le nombre de dessins, je sépare les éléments que je souhaite intégrer dans ces tableaux potentiels : un décor, une femme, une sorte de « fleur »... Je peux ainsi les scanner et les mettre en place sur ordinateur en modifiant leur formats sans avoir à reproduire de nombreuses fois les dessins.



Toujours par ordinateur, je leur donne une couleur sépia et les imprime pour à nouveau les reprendre au crayon de couleur et au pastel, ajouter des détails qui me suggèrent à nouveau d’autres idées que je garde en note et qui, plus tard (dans quelques heures ou quelques années) me serviront peut être. Cela dure quelques jours : cela se précise et deux croquis me conviennent bien, un autre me donne envie d’aller plus loin mais je ne parviens pas à mettre en phase la mise en page et le dessin. Peu importe, j’ai maintenant besoin d’un modèle vivant pour trois pauses différentes. La complexité de certains des mouvements nécessitera d’ailleurs plusieurs photos qui me serviront à créer des personnages composites pour donner une impression de déplacement dans l’espace.

ETAPE 2


Après une première série de photos avec mon modèle pour finaliser la pose du premier projet, j’ai maintenant des outils pour travailler sur les ombres et sur le mouvement du personnage.
Je reprends à nouveau mes crayons afin de dessiner quelques études ; à ce niveau, je n’ai pas la possibilité d’utiliser l’ordinateur, ce travail me demandera donc une bonne journée pour enfin avoir en main suffisamment de matériel pour effectuer un choix. Trois poses retiennent mon attention : une exprimant la retenue et la surprise, une autre très dynamique et une dernière plus en force…


Bien que, hors contexte, je préfère le second dessin, il m’apparaît évident que le troisième s’intègrera mieux dans le décor que j’avais imaginé : plus en rapport avec l’architecture presque écrasante de cette sorte de cathédrale industrielle en déconstruction dont les matériaux s’essaiment dans l’espace. Je reprends l’ordinateur pour me rendre compte de l’effet rendu par l’ensemble…
Je scanne les différents personnages et les place devant l’image de fond, je zoome sur le personnage en réajustant sa taille. Je souhaite par cet angle de vue que cette femme, représentante de l’humanité en devenir, soit à la mesure de l’univers qui l’entoure : conscience infinie, toujours mouvante, individuée et cependant fusionnant avec la Totalité, humanité enfin libérée de ses peurs et de ses délires…
J’ai maintenant une bonne idée du dessin final que voici :


Il me reste à choisir le format de la toile qui dépendra aussi de l'autre projet en cours et que je dois finaliser dans la foulée.

A suivre…


ETAPE 3




Plusieurs jours à tourner autour d'un croquis que je n'arrive pas à concrétiser et bien que l'idée me tente, je ne parviens pas à rendre un univers cohérent pour ce projet. Je scanne une esquisse : sorte de paysage suggéré par quelques ombres, habité par ce personnage qui me hante depuis quelques temps et qui semble essayer de s'extraire de ce monde tout en lui appartenant intimement, tout autant réceptacle que source d'énergie ; reflet de cette humanité à la fois créatrice et création... J'accentue fortement les contrastes, j'imprime, rehausse les blancs avec de la peinture, dessine au crayon noir les contours qui apparaissent fortuitement par ces manipulations successives. Peu à peu l'ensemble prend forme... Je peux partir de cet élément pour faire un rapide dessin plus précis au crayon et fusain rehaussé de blanc.
L'équilibre de l'image m'impose un format carré. Ce format ne permet pas à l'oeil de pénétrer dans l'espace. Grâce à l'ordinateur j'allonge rapidement l'image pour me rendre compte de l'effet. Le personnage s'étire, prend ses aises et sa place dans ce paysage en mouvement. Les formes se précisent.Un dernier dessin au crayon noir et fusain me permet de fixer le décor.  Je vais avoir à nouveau besoin d'un modèle pour élaborer l'étude définitive de ce tableau et, dans la foulée, finaliser la troisième déjà bien avancée...

Dessin, scanne, correction de teinte... Je rassemble les éléments.... 



Voilà les trois compositions prêtes.




Je vais pouvoir passer à la toile blanche.



ETAPE 4


Le travail sur la toile.
Les points de fuites étant à l’extérieur du tableau, afin de tracer la perspective avec le plus de précision possible, je trace sur une feuille de papier format "raisin" un rectangle à l'échelle 1/3 de la toile.




Une fois les lignes tracées, je les reporte sur la toile en multipliant toutes les mesures par 3... Puis j'intègre les "personnages" en dessinant au crayon directement sur la toile.

Il est temps de passer à la peinture... L'aventure commence car, comme pour la plupart de mes tableaux, je n'ai pas fait d'étude préparatoire définitive pour la couleur et le paysage du fond n'a jamais été qu'esquissé... Donc pour cette étape, je vais travailler intuitivement,  le principal étant de couvrir totalement la toile pour avoir une  vision préliminaire du rendu et mesurer les qualités et les défauts de cette première couche.


 Je ne fais pas figurer les parties "flottantes" pour l'instant pour garantir la continuité des formes et des ombres en arrière plan. Les éléments du sol qui assurent la cohérence de l'image sont dessinés directement au pinceau car il est nécessaire d'y  associer simultanément le tracé et la lumière.


 Voilà, après quelques heures de travail, cette première couche terminée... La peinture séchant très lentement sur ce support vierge, il me faudra attendre quelques jours avant de reprendre le tableau. Je profiterai de ce temps pour l'observer et débusquer chaque détail intéressant qui pourrait être exploité et développé. Par la suite les siccatifs inclus dans les tubes et ceux ajoutés par le médium agiront et rendront les temps de séchage de plus en plus courts.

ETAPE 5




Dernière étape… Je viens de mettre un point final (ou de suspension) à ce tableau : une signature dans l’angle droit (ma signature à la peinture rouge m’impose pour des raisons d’équilibre l’emplacement du monogramme « JBT »). On me demande parfois à quel moment je décide qu’un tableau est terminé... En fait je ne décide de rien, cela m'apparaît comme une évidence : lorsque tous les éléments figurant sur le dessin préparatoire sont peints, hormis ceux n’étant pas utiles, plus ceux nécessités par l’équilibre de l’ensemble (à mon regard)… Le changement d’échelle implique parfois des modifications du projet initial et cela sans aucune certitude car la seule constante dans la création est le doute ; ce doute qui ne permet pas de jouir pleinement du travail achevé car lorsqu’il apparaît qu’il n’y a plus rien à ajouter mais qu’à force de remise en question de chaque détail le regard n’a plus assez de recul sur l’ensemble, un vague sentiment d’insatisfaction s’immisce dans l’esprit empêchant d’apprécier sur l’instant l’œuvre achevée. Il me faudra attendre des semaines, voire des mois, parfois des années avant de regarder avec détachement mon propre travail.
Paradoxalement l’insatisfaction est le ressort qui me fait rebondir de par l’envie que j’ai de revoir ma copie, de réinterpréter l’idée, de l’éclairer sous un autre angle, de l’exprimer avec plus de limpidité afin qu’elle apparaisse comme une évidence … Je reprends alors mes crayons pour explorer de nouvelles pistes. Vaine utopie ou quête féconde ? J’ai l’ambition de livrer à votre regard attentif ou indulgent au risque de votre mépris ou, pire, de votre indifférence, la matérialisation de mes pensées sur ces toiles tendues. 
Alors revient à mon esprit cette sempiternelle question : quelle est la fonction de l’artiste ? S’exhiber, se mettre en scène ou communiquer, échanger, partager? Tout cela à la fois je pense, juste pour se sentir vivre et rendre ce monde un peu plus vivant, un peu plus supportable…





ETAPE 6



Je viens d'achever le deuxième tableau de cette série de trois. J'avais envisagé de faire une grande toile pour ce projet... mais devant l'urgence de peindre je me suis résolu à utiliser un châssis de petite dimension (38 x 61) que j'avais préparé de longue date... En effet, mon emploi du temps était essentiellement pris tout ce mois de juillet par la création d'un décor de théâtre de 35 m². Trompe l'oeil représentant des façades de maisons provençales, travail essentiellement technique bien que non dépourvu d'intérêt, ne serait-ce que par la taille du projet assez inhabituel pour moi. Cela m'ouvre quelques perspectives sur mon travail à venir...
Peindre sur un petit format demande une précision beaucoup plus importante que sur un grand tableau, le geste doit être contenu et finalement cela demande pratiquement le même temps d’exécution. Par contre en réduisant la taille, les contrastes sont plus tranchants car il faut passer du blanc au noir sur quelques centimètres voire quelques millimètres. 
Comme souvent après avoir posé la dernière touche, j'ai envie de passer à autre chose, de changer de paysage intérieur... Encore un nouveau voyage...


ETAPE 7



J’ai terminé cette toile il y a plus d’un mois, juste à temps pour l’exposer à la  galerie « la Salamandre » encore toute fraîche… Même pas le temps de la photographier. L’exposition s’est terminée le 30 novembre, voici donc ce troisième tableau dans sa version finale.




LE VOYAGE CONTINU...

Pendant ce temps j’ai préparé deux nouvelles esquisses, l’une bien avancée :


et l’autre qui me laisse perplexe quant à son traitement en couleur car le monochrome sépia du dessin crée déjà l’ambiance ce qui m’amène à envisager une réalisation dans des tons relativement rapprochés : 



Etape photos modèles...
Ce passage m'oblige à préciser mes idées. Cette fois pour plus de rapidité j'intègre directement les photos que je retouche grossièrement avec photoshop dans les paysages prédéfinis. Cela m'amène à repenser la position des personnages du second tableau qui subira certainement par la suite quelques modifications.



Je profite de ce temps de réflexion pour revisiter trois anciennes toiles non par nostalgie mais afin de provoquer sur moi un autre regard sur ma démarche artistique... De me dérouter pour débusquer d'autres paysages au détour d'un chemin oublié...
Les deux projets ci-dessous sont des sortes de photomontages à partir de tableaux existants et de photos de modèles :






Et une reprise d'un tableau qui a "disparu" lors du transport après une exposition :
           

Voici l'ancienne toile créée en 2002








                                                                et la première étape de la reprise en cours...










 Mon premier réflexe fut de faire une copie, exercice fort ennuyant pour moi, d'autant plus que je ne suis plus dans le même état d'esprit. Il me semble donc plus intéressant d'en faire une réinterprétation : les couleurs sont plus franches, les contrastes plus prononcés et pour le personnage j'utilise un modèle vivant. Je zoome en remontant légèrement la ligne d'horizon et en agrandissant le personnage, le paysage s'efface alors un peu tout en restant toutefois suffisamment présent.

Encore trois jours pour préparer et poser la première couche du deuxième tableau en cours :


Trois autres jours pour la mise en place du dessin et la première couche de celui-ci :


Et trois heures pour celui-là :


La préparation de la toile suivante fut plus laborieuse car bien que la perspective se résume à un point de fuite unique (symétrique au personnage du premier plan par rapport à la porte afin de compenser son décalage vers la droite), la ligne d'horizon basse impose des lignes très fines vers le fond pour représenter le dallage. Le travail doit être minutieux... Nous sommes dans un registre plus réaliste, plus proche de ce que je faisais il y a une quinzaine d'années, seuls les drapés qui ne figurent pas actuellement sur cette première couche apporteront la touche abstraite à ce tableau.


Je vais commencer à travailler sur les couches suivantes pour les autres toiles qui ont eu le temps de sécher...

Les semaines passent et le travail s'effectue avec lenteur ; les phases d'avancées et de repentirs se succèdent tout en tentant de garder l'énergie primitive intacte. Voici le résultat final pour les deux premières toiles : 




Il m'a fallu encore quelques jours pour finaliser cette troisième toile... Il est curieux de constater que ce tableau que j'imaginais quasiment monochrome au départ est devenu si contrasté dans sa réalisation. Le but à atteindre était d’entraîner le regard du spectateur de l'ombre à la lumière, de l'amener, par un changement de repères, à rompre avec l'illusion de ce qu'il croit connaître de lui et de la réalité, à reprendre contact avec ses aspirations les plus profondes, les plus  authentiques... Je devais donc me laisser guider moi-même en peignant et ce sont finalement ces couleurs qui se sont imposées à moi.



La finalisation du tableau suivant s'étala sur plusieurs semaines et absorba toute mon attention, me confinant dans une phase d'introversion, chaque détail devant être minutieusement calculé pour apporter l'équilibre à cette composition centrée sur le paysage et déportée vers la droite par le personnage du premier plan. Avancer pas à pas, tout remettre en question à chaque touche et  à l'instant du point final sentir sur moi glisser l'ombre du doute : le même cycle se répète pour chaque toile et cette graine d’insatisfaction devient le ressort pour élaborer un nouveau projet que je souhaite plus proche de l’inaccessible essence de la Création.




Quelques jours suffirent pour terminer la cinquième toile de cette série :


Depuis quelques temps déjà mon esprit vagabonde vers d'autres expériences, nouvelles ou à revisiter... Mais, pour ne pas mourir d'ennui, nécessairement différentes...